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Jean-Paul Quilici

Guide de haute montagne depuis 1983, Jean-Paul Quilici reste la figure emblématique et médiatique de la montagne corse en général et de Bavella en particulier. Il est sans doute le seul montagnard insulaire connu au-delà du microcosme grimpant de l’île. Dès les années 70, souvent au côté des Marseillais, il explore le massif dont nombre de sommets sont encore vierges, laissant son nom à une centaine d’itinéraires nouveaux. Il est aussi le co-auteur des ‘’Cent plus belles’’ sur la Corse, livre annonciateur de l’essor de l’escalade insulaire et de plusieurs guides exclusivement dédiés à Bavella dont l’actuel « Bavella, Escalade en Corse » co-écrit avec Jean-Louis Fenouil.

Jean-Paul Quilici et Bernard Vaucher au sommet de la Lunarda. Première ascension de Annima Corsa (28.07.1988).

Omu Liberu – une vie dans les Aiguilles

Mais regardez, regardez devant : les Aiguilles de Bavella ! Regardez ces roches rouges qui s’élèvent vers le ciel. Elles sont plutôt roses ce matin d’ailleurs, roses et majestueuses et fières. Ces pics déchiquetés, ces murailles rocheuses, ce sont les tours de mon château. Elles sont belles, non ? J’adore écouter ce silence dans le silence, quand je les traverse, quand je les escalade. Vertigineux pics de granit, paysage violent, parfois effrayant, d’une brutalité sublime…
Après la halte incontournable au hameau de Bavedda, sous l’ombre des larici puis des pins maritimes, nous venons soudainement de changer de monde. A partir de Foce Finosa, la haute montagne cède doucement le pas.
En 1973, lors de la construction du refuge d’i Paliri j’étais tombé amoureux de sa situation, fasciné par les parois toutes proches, la magie des couleurs, les perspectives marines, les lignes d’escalade à ouvrir. Le clin d’œil de la Tafunata était une invitation au voyage sur des dalles merveilleuses. Le souffle puissant du Libecciu, courbant les vangoni sauvages, m’imprégnait de son parfum subtil et indescriptible, comme ma passion définitive. Ici plus qu’ailleurs je me sens chez moi : «Omu Liberu».

A mes pieds, l’un des plus beaux décors du monde, paysages surréalistes de pointes et de brumes, montagnes célestes dans la solitude ouatée d’un après-midi d’automne. Suivez mon regard, juste en dessous du trou, il y a une grotte dans laquelle je dors quelquefois. C’est vrai qu’aujourd’hui avec ce temps et d’ici, on a un peu l’impression de traverser les nuages, on ne voit plus que les sommets sans leur base et ça peut paraître inquiétant. Mais pour moi ces lieux sont plutôt un refuge dans un monde qui tend à étouffer l’homme. Si je souffre, si je suis heureux, je viens ici. Ce site qui existait bien avant moi, qui continuera bien après moi, ce site qui m’a façonné au fil des ans, qui m’a permis de vivre ma passion, il me console, il me soulage. Moments rares comme l’espoir, ou l’intérieur et l’extérieur sont en harmonie. Pas de place pour le doute.
Ce contact physique, minéral, sur une pierre propre, ce dépassement de soi, me procure à chaque fois beaucoup de plaisir. Plaisir dans l’effort, plaisir d’avoir surmonté une difficulté ou échappé à un danger. Emotion à chaque pas, je sens que je vais conquérir et à la fois je sens que ces aiguilles m’acceptent. Je ressens un moment de fierté et de recueillement en harmonie avec la nature. C’est comme si elles et moi s’apprivoisaient mutuellement. J’ai envie de les remercier ces dames en rose de me permettre de faire quelque chose qui n’est pas donné à tout le monde…
Il y a longtemps que j’ouvre des voies d’escalade sur ces aiguilles de granit rouge… je vais vous dire, des quelques femmes que j’ai connues, elles ont été les maîtresses les plus exigeantes à conquérir ! Elles sont fières et jalouses, me regardent d’un drôle d’air lorsque je m’éloigne, mais sont toujours fidèles au rendez-vous lorsque je reviens. Elles sont pour moi un terrain d’exploration et de liberté, de terres vierges, auxquelles je me suis accroché, des parois sur lesquelles je me suis plaqué, me protégeant du vent ou bien du soleil, suivant les saisons.

Ouvrir une voie c’est un privilège, une satisfaction, la fierté d’avoir été le premier. On devient lézard, araignée, animal dans un monde minéral qui vous accueille, qui vous intègre, vous fait une petite place. Grimper, c’est une école de volonté et de courage, d’humilité aussi. Il faut savoir se protéger, reconnaître ses faiblesses, redescendre de quelques marches, voire d’un étage, suivant son âge, sa condition physique. On peut grimper très vieux si la tête, l’envie, la passion sont restés le même. Ce n’est pas seulement une illusion, l’illusion de défier le temps, non… c’est un exutoire, une recherche esthétique, un lieu de ressourcement corporel et spirituel. Un plaisir, éternel…
Maintenant le temps des ouvertures est passé ; depuis ce terrible accident à Punta di l’Acellu qui aurait dû logiquement me couter la vie, même le temps de la grimpe sur mes chères Aiguilles est révolu ; j’avais dit à Jean Louis qui me proposais de m’emmener grimper : il y a un temps pour tout, il y a un temps pour grimper, il y a un temps pour s’arrêter, et ce temps est venu.
Mais rien ne m’empêche encore de parcourir la montagne là où elle m’est la plus chère, pas après pas sur les traces de mes ancêtres. Je parcours les sentiers muletiers centenaires, et à coups de machette j’en fait revivre d’autres, oubliés. Souvent je m’interroge, je pense à ces pierres usées par le temps, par le vent, foulées déplacées… je pense à ces hommes, à leur ânes chargés… aux bergers qui transhumaient avec leurs bêtes.
J’aime bien venir m’y promener et replonger ainsi dans mon enfance. Vous voyez là-bas, sur l’autre versant, c’est Tova, c’est où j’ai découvert la montagne pour la première fois. J’avais dix ans. Depuis cette passion ne m’a jamais quittée.

Jean-Paul Quilici (Isabelle Esposito, U Scontru, Editions Persée)