Jean Louis Fenouil raconte Bavella.
J’ai commencé l’escalade en 1973, à l’âge de 20 ans. D’abord bien sûr dans les Calanques, car j’ai toujours vécu à Marseille, puis inévitablement en Corse ou j’allais régulièrement plus d’un mois ou deux par an. Je connais la Corse depuis mon enfance. La famille de ma mère est originaire d’un petit village près de Corte. Je ne pense pas qu’il se soit passé une année de ma vie où je ne sois pas revenu sur l’Ile.
Dès 1975 avec ma femme Marie et un groupe d’amis grimpeurs marseillais, je découvre Bavella et son immense terrain de jeu. Ils s’appellent alors Alain Dupaquis, Claude Terriere, Pierre Guiraud, Denis Chevalier, puis quelques années plus tard Pierre Clarac ou Xavier Legendre.
A partir de 1980, nos séjours en montagne se font en totalité à Bavella et, dès cette date, nos 1ères ouvertures aussi (TA total) ; notre petite équipe avait déjà été conquise par le site, la grimpe, l’ambiance, les gens du lieu. L’auberge du Col y a fait beaucoup. C’était notre QG et rien ne pouvait se faire sans plusieurs cafés avant de partir grimper et … une ou plusieurs ‘mousses’ au retour. D’ailleurs, 40 ans après le rite est toujours immuable !
Cela faisait plusieurs années que nos amis de Marseille, Barney en particulier que je connaissais le mieux et avec qui je grimpais régulièrement me parlait de lieux secrets, de parois immenses et vierges, le tout dans une ambiance de création du monde. Bref ça nous semblait trop beau pour être vrai. Pour rajouter au mystère, les parois étaient cachées au bout de ravins quasi infranchissables, défendus par un maquis aussi résistant et impénétrable que la légende l’assurait. Dès les premières années nous avons découvert un terrain de jeu aux possibilités tellement immenses que mon idée a rapidement été de découvrir, et bien modestement « d’explorer », le plus d’endroits possibles. Grace aux indications de Jean Paul Quilici avec qui j’ai noué une solide et durable amitié, nous nous sommes efforcés de diversifier nos cinquantaines d’ouvertures de 5 à 17 longueurs.
Même s’il y a pu avoir des concurrences et des secrets dans les projets d’ouverture (Acqua in Bocca et Omerta par exemple sont des noms fort explicites), les rapports avec les grimpeurs locaux ont toujours été très bons. Nous nous retrouvions systématiquement à l’auberge du Col où les conversations et les projets allaient bon train. C’était à qui marquerait le plus vite ses voies sur le livre d’or de l’Auberge, véritable mémoire de la grimpe à Bavella, et idée géniale de Jean Paul. Les cordées se mélangeaient volontiers en fonction des ouvertures. Ainsi j’ai pu ouvrir avec mes compagnons traditionnels comme P. Clarac, A. Dupaquis ou X. Legendre, mais aussi plusieurs voies avec D. Micheli et C. Ascensao, devenus amis et avec lequel j’ai grimpé régulièrement.
Au tout début, nous sommes allés là où le regard se porte en premier : les Aiguilles. Impossible de passer au col sans que le regard ne soit irrésistiblement attiré par l’Acellu. C’est là, en 1976, que j’ai fait ma première voie à Bavella. Les parois fantastiques qui bordent les ravins de Pulischellu et Purcaraccia nous fascinaient. Une d’entre elle, le Teghie Lische et sa Porte des Cieux nous tentait particulièrement. Le lieu, le nom (dalles lisses), la réputation, tout était déjà magique. La fissure en bon VI improtégeable avec «chute mortelle» sur le topo, l’augmentait d’une aura aussi fascinante que dangereuse. Cette voie parcourue sans encombre en 1980 fut un de mes souvenirs marquants d’escalade. L’arrivée au sommet des Teghie, avec devant moi, Punta U Corbu, et ce qui deviendra plus tard Delicatessen fut pour moi un choc visuel et une certitude des possibilités « infinies » du massif.
Pour l’avoir parcourue en 1990 quelques mois après son ouverture, l’autre voie marquante fut la 4e répétition du Dos de l’Eléphant. La voie à peine ouverte, avait la réputation d’être aussi belle qu’engagée, et elle teint promesse ! J’y ai d’ailleurs vécu un de mes plus angoissants souvenirs de grimpe : ce fut l’escalade direct en dalle au-dessus de R4, sans aucun point sur 30m (et pour cause, je n’avais pas traversé assez pour rejoindre la fine fissure). Un pas de 6b en pure adhérence m’attendait 5m sous le relai : je me souviens encore du poussé de pied en essayant de faire abstraction de la terrible chute. Du coup, libéré de toute pression, la suite magnifique m’a paru comme un rêve.
Toutes les voies s’ouvrent du bas, c’est la règle à Bavella. J’ai commencé à ouvrir à Bavella dans les années 1985, quelques voies en TRAD dans les Aiguilles et au Velacu, qui ne sont pas restées dans les annales ! Rapidement nous sommes passés à l’époque perfo : 10 points par accu, et 2 accus en poche, ne nous incitaient à ne pas sur-équiper… c’est l’ouverture en points de 8, des voies des Orgues, des terrasses, de Petra Tonda, U Haddad ou Alexandra. Deux ans plus tard le perfo est plus performant, les goujons passent à 10mm et un accu peut en planter 25 !
Les voies essentiellement en dalle sont livrées « clé en main », les friends sont souvent inutiles. C’est l’époque de Célébration du Lézard. Rapidement nous revenons à une solution mixte : les fissures sont équipées light et il faut rajouter des friends entre les points. C’est Petra Bianca avec ses 11 longueurs très soutenues, Kalliste, Distorsion Granuleuse, les Chemins du Vent… Depuis, nous ouvrons en priorité ce genre de voies partiellement équipées : Fitscaraldo, Petit Plongeoir, A Tempesta…
Bien sûr, il reste des lignes à ouvrir ! Un peu plus loin, plus sauvages surement, un peu moins évidentes, mais au moins aussi belles. Ouvrez les yeux ; regardez bien ; voyez les jeux de lumière sur les arêtes, les ombres bleues des ravins ; écoutez les torrents ; goutez l’eau des sources ; sentez les cistes et le maquis ; aimez l’endroit et l’instant ; prenez votre temps ; admirez…
Bavedda a pris mon cœur depuis plus de 40 ans. Le massif n’attend que votre visite pour prendre le vôtre. Alors place aux jeunes et continuez à être aussi passionné que nous l’avons été !